Le bocal
L’autre matin les oiseaux avaient recommencé à chanter avant le lever du soleil, vers 7h. Je ne me souvenais plus les avoir entendu, tôt ou tard d’ailleurs, depuis longtemps. Cela m’a semblé être une sorte de renouveau, de renaissance d’un printemps déjà bien éloigné, bien oublié, bien enseveli sous des couches d’été trop court, d’automne trop long et d’hiver pas encore achevé. Chaque jour qui passe sans froid, sans neige et sans verglas est un jour perdu pour l’hiver, comme chaque jour de pluie de juillet est une journée fichue de l’été. Une journée qu’on ne pourra pas récupérer puisque, inéluctablement, la saison suivante arrivera et prendra la place qui lui revient. Je ne me désole pas de ne pas voir la neige couvrir les choses autour de moi. Je ne skis pas et ma voiture, sans pneus neige, fait figure de palet propulsé violemment par la crosse de l’hiver sur un terrain de hockey, à la moindre averse glacée. L’hiver et ses jours trop courts. L’hiver et ses températures trop basses. L’hiver et ses « morts de froid » trop nombreux, ses vacances trop chères ou trop lointaines, ses fêtes trop naïves, ses couleurs trop pâles… l’hiver est une saison trop exagérée. L’hiver c’est la saison des dépressions, des coups de cafard. On se recroqueville, on se camouffle, on se terre : on hiberne à la façon des humains, car quoi faire d’autre si ce n’est attendre le retour du printemps ?
Attendre le retour des fleurs, des odeurs et des couleurs. Pourtant je ne suis pas du genre à m’enthousiasmer pour des ballades à travers champs, histoire de renouer un quelconque lien perdu avec Dame Nature. Je ne sais pas apprécier ce qu’il y a de beau mais je sens que mon corps, lui, le peut. Je ne comprends pas le fonctionnement de mon « horloge biologique » car cela fait bien des millénaires que moi et mes ancêtres n’avons plus cure de ce qu’il peut bien y avoir de vivant en nous. Pourtant, cette satanée pendule rythme encore mes fonctions (vitales ?), celles aux quelles je ne veux pas penser : dormir, manger, me reproduire… toutes ces choses si vulgaires – dans le sens de communes – que l’artificialité de nos vies nous a ôtées. Tout juste encore suis-je capable de m’étonner du chant des oiseaux ou de regarder sans en apprécier le moins du monde le sens réel, la voûte céleste. J’ai perdu la notion de mon appartenance à un tout. Je ne me considère plus comme un être vivant sur la Terre et, à ce titre, sans autre droit que celui de profiter à part égale de ses bienfaits – et avec le devoir de ne pas me les accaparer et, donc, de les partager. Non, je suis H., l’humain. H. qui se moque de tout le reste. H. qui croit qu’il est la terre à lui tout seul, qu’il la possède et qu’elle lui revient. H. qui pense que sa seule survie compte parce que le reste n’est là que pour son agrément. H. l’égoïste qui, comble de la bêtise, ne fait même pas cas de tous les autres H. qui l’entourent.
Je me plais à penser que, tels des coccinelles, nous n’avons pas conscience qu’un autre animal, plus grand que nous, nous regarde voleter de ci, de là, et s’amuse à nous prendre dans sa main quand il nous voit gambader au bord de sa fenêtre. Il se dit sûrement : « oh ! Le joli H. Je vais le mettre dans un bocal pour le montrer à maman ». Et nous, pauvre H. idiots, passons notre éphémère existence à tenter et retenter la vaine escalade de la paroi d’un bocal si grand qu’il en est invisible. Nous sommes peut être des millions enfermés dans des bocaux transparents d’où nous essayons de nous échapper et dont le sens, lui, nous échappe totalement.
Je condamne, je me moque… je ne sais faire que cela. Il me reste pourtant un espoir que, avant la fin de ma vie, un petit fragment de cet instinct hérité des Origines me revienne à la conscience. Je n’en demande guère plus car le plus est déjà le trop.
Alors je vais continuer à essayer d’écouter les oiseaux qui me disent, bien avant l’heure, que j’entamerai bientôt un nouveau printemps. Un printemps de plus dans parmi le nombre défini que j’ai à vivre. Un printemps à ne pas laisser filer trop vite cette fois ?