De la mélancolie - 61e message
L’autre jour, alors que je regardais le paysage défiler, appuyé contre la fenêtre du train, je me suis soudain senti envahi d’un étrange sentiment : la mélancolie.
La mélancolie, le spleen. C’est un état particulier de mon esprit, un peu flou, dans lequel tout prend un aspect un peu triste, sans être dramatique ; un état pendant lequel je me sens un peu las, mais pas au bout du rouleau comme cela arrive parfois. C’est très diffus la mélancolie. C’est très subtil aussi.
J’aimerais tenter de vous expliquer pourquoi je me suis subitement retrouvé plongé dans un état dubitatif, mais je sais bien que je ne vais pas y parvenir. Si je savais comment m’y prendre, je pense que je pourrais faire résonner en vous les mêmes échos que ceux qui m’ont secoué ce jour là. Je pense que je pourrais faire naître en vous les mêmes pensées, les mêmes visions et, à peu de choses prés, les mêmes conclusions car je ne suis pas différent de vous. Mais je n’en suis pas capable. Alors je vais me contenter de vous décrire mes idées de ce moment précis, avec mes mots banals extraits de mon quotidien ordinaire.
Ce jour là, donc, je traversais la campagne, en plein milieu du bassin parisien, probablement pas très loin de la Marne et de ses méandres. Il ne pleuvait déjà plus, alors que quelques minutes plus tôt, à mon départ, j’écoutais la pluie battre les auvents des quais. Là, maintenant le ciel était délavé, exsangue de toute l’eau qu’il avait plus tôt contenu. Des trous bleutés apparaissaient entre les lourds nuages agités par le vent. Les champs, les chemins, les arbres en touffes éparses, les routes et quelques maisons se succédaient à une vitesse vertigineuse. Impossible pour mon œil de suivre autre chose qu’un paysage immense et flou. Impossible de suivre un détail, un point : nous allons trop vite. Petit à petit, je m'enfonce dans ce paysage monochrome, sans contours et je laisse la torpeur s’installer. Ce n’est pas désagréable, loin de là. Se laisser aller, se sentir glisser comme lors d’un endormissement.
Planté au milieu de mon ralentissement général, je me laisse visiter par de drôles de pensées. Je ne peux que les laisser entrer. Je ne suis plus capable d’empêcher la mélancolie de faire son travail. Je pense en secret que rien n’a changé fondamentalement depuis que je suis né et que rien ne changera fondamentalement après ma mort. Je constate, dans une évidence déroutante, que la Terre tournait, tourne et tournera encore longtemps, entraînant avec elle les aiguilles de nos montres. Je me sens alors comme ridicule, insignifiant et minuscule au milieu de ce mouvement perpétuel. Je me dis que d’autres après moi continueront à s’agiter sans but, sans même avoir conscience que j’ai existé à un moment donné. Que d’autres respireront le même oxygène que celui qui baigne mes poumons aujourd’hui. Que d’autres tomberont dans la mélancolie, au milieu de ce ciel lavis.
Comment ne pas prendre du recul quand je m’aperçois de la non-influence de ma vie ? C’est certain, je ne fais que passer. Nous ne faisons tous que passer d’ailleurs. Bien que certains fassent perdurer un peu de leur souvenir dans la mémoire collective pour le reste, nous sommes des milliards à n’être là que pour alimenter l'ivresse de la fourmilière le temps d’un court instant. Comme les gouttent qui forment l’averse. Une naît tombe et meurt. Avant même qu’elle est atteint le sol, déjà une autre lui succède et bien peu parmi toutes ses gouttes éphémères auront atteint un but précis. Nous avons conscience de l’averse dans sa globalité, mais les gouttes d’eau qui la composent nous sont étrangères.
Pourtant au final, toutes nos gouttes auront réussi à détrempé le paysage dans lequel à mon tour j’évolue, dans ce train à toute vitesse, dans cette campagne, dans cet endroit du globe, dans ce coin d'Univers… Peut être que je suis une goutte, je n’ai pas d’existence propre, mais j’existe en tant que partie d’un tout. Sans doute le monde ne serait pas tout à fait pareil sans moi ?
Voilà, c’est ça la mélancolie. Ce n’est ni tout à fait triste, ni tout à fait sombre. Ce n’est qu’un état de somnolence, perdu entre réalité et imagination. Et ça ne dure que le temps d’un voyage en train.